Il y a les séquelles visibles. Et puis il y a celles qu’on ne voit pas. Celles qu’on ne veut pas voir. Celles que les autres minimisent, moquent, ignorent.
Il y a les ados qui disent “je suis en dépression” parce qu’ils sont fatigués. Ceux qui me balancent “moi aussi j’ai ça” dès que j’évoque mes symptômes. Ceux qui me reprochent d’exagérer, alors que je ne me plains jamais. Ceux qui rient : “allez, souris un peu”, comme si mon visage leur devait quelque chose.
Et puis il y a les adultes. Ceux qui m’infantilisent. Ceux qui pensent tout savoir mieux que moi. Ceux qui me disent que c’est “une mauvaise passe”, “une question de volonté”. Parce que je suis jeune, je ne peux pas souffrir autant. Parce que c’est arrivé à l’école, ce ne sont que des “enfantillages”. Parce que c’est passé, je dois “grandir”.
Mais grandir, je l’ai déjà fait. Plus vite que les autres. Quand mes amis se plaignaient de leurs notes, moi, je comptais les jours où je voulais mourir. Je me demandais si mon antidépresseur allait enfin faire effet. Je me demandais si j’allais tenir jusqu’à l’hospitalisation. Comment parler d’évaluations quand je ne sais même pas si je serai encore là demain ?
Mes harceleurs ne m’ont pas seulement volé mon présent. Ils m’ont volé mon insouciance. Et aujourd’hui, on me dit : “Tu es très mature pour ton âge.” Je souris. Un sourire amer. Ce n’est pas un compliment. C’est une conséquence.
Même mes amis le remarquent. Un jour, on m’a demandé à propos d’une de mes proches : “Elle est aussi mature que toi ?” Comme si c’était une qualité héréditaire. Comme si cette maturité était un trait de caractère, alors qu’elle est le fruit d’un traumatisme. Elle n’est pas tombée du ciel. Elle m’a été imposée.
Mes profs aussi s’interrogent. Une prof d’anglais m’a dit que ma maturité venait sûrement des épreuves traversées. J’ai appris qu’on en parlait même en salle des profs. Comme si ma douleur était un sujet d’étude.
Je ne cours plus après l’insouciance. J’en ai fait mon deuil. Je ris, oui. Mais mes préoccupations ne sont pas celles des autres. À 14 ans, on m’a demandé deux fois quelles études je faisais. Aucune. J’étais en troisième. Ce n’était pas un compliment. C’était une injustice. Je n’aurais pas dû grandir si vite. Mais on ne m’a pas demandé mon avis.
Et puis il y a ces phrases qu’on me sert comme des leçons de vie : “Ça te fait grandir.” “Ça te renforce.” Non. Personne ne devrait avoir à souffrir pour devenir fort. Oui, je suis plus forte. Mais à quel prix ?
Je suis persévérante. Je me connais par cœur. Le regard des autres m’importe peu. Mais je ne veux pas être forte tout le temps. Je veux vivre comme les autres de mon âge. Sans rechutes. Sans médicaments. Mais l’insouciance ne reviendra pas. Elle est déjà loin.
Ma maturité, c’est ce qui m’a rendue “bizarre” aux yeux des autres. C’est ce qui a attiré le harcèlement. Et c’est ce que le harcèlement a renforcé. Un cercle vicieux.
Pendant longtemps, je n’avais plus de rêves. Plus de projets. Un seul objectif : sortir de cet état. Chaque Nouvel An, c’était le même constat : Un an de plus à vouloir mourir chaque jour. Un an de plus à ne ressentir que du vide, de la douleur, de la colère. Un an de plus à oublier tellement de choses que j’avais l’impression d’avoir 90 ans.
On me dit que c’est une question de volonté. Mais si c’était mon rêve de m’en sortir, pourquoi n’y serais-je pas arrivée en un claquement de doigts ? Ce n’est pas une question de volonté. Et même si ça l’était, la perte de volonté est un symptôme de la dépression.
Comment croire que j’ai envie de souffrir ? Comment croire que je choisis ça ? Si la souffrance se soignait par la volonté, je serais guérie depuis longtemps. Mais ce n’est pas un manque de force. C’est une guerre invisible. Et je me bats chaque jour. Je ne choisis pas de souffrir. Je choisis de tenir debout. Et ça, c’est déjà héroïque.
Le harcèlement m’a volé mon insouciance. Il influence mes relations, mes gestes, mes pensées. Il est partout. Et je le cache. Pour éviter les remarques. Pour éviter les jugements.
Je suis trop jeune pour être crue. Trop lucide pour être prise au sérieux.

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- Camille & le harcèlement scolaire
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